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Le face-à-face citadins/nature

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Que signifie protéger l’environnement, sur les plans éthique et esthétique ? Au nom de quoi agissons-nous ? Quelle sorte de protection pouvons-nous imaginer de l’environnement ? Quelle place ont les tensions esthétiques dans la formulation d’une obligation à l’égard de l’environnement ?

Ces questionnements obligent, premièrement, à interroger l’autonomie du champ de l’esthétique, vécue aussi comme une force critique (Adorno, 2013), voire une promesse de liberté au regard des volontés de contrôle et de normativité sociale (Berleant, 2010). Ce travail a été ébauché par ailleurs (Blanc, 2008 ; 2012). Ces interrogations nous conduisent, deuxièmement, à vouloir comprendre les rapports d’une éthique environnementale et de soins donnés aux éléments de notre environnement au nom de leur beauté, ou du plaisir qu’on peut avoir à les pratiquer, de loin, par le biais des médias, ou de près, dans la proximité et la familiarité, manifestant le souci d’une vie persévérante.
Esthétique et éthique :
un face-à-face
Depuis quelques années, les réflexions sur le thème de l’esthétique environnementale en France et à l’étranger se font nombreuses. Elles impliquent un raisonnement éthique. La dégradation de l’environnement lato sensu nous concerne tous, et solidairement. Cet intérêt ne relève pas du seul choix ; être touché par l’environnement, sa dégradation qui nous met en péril, s’impose. Ainsi, la vision d’un environnement dégradé, parfois sans réversibilité possible, transforme la relation éthique à la nature. Il est possible de distinguer plusieurs polarités. Il y a, tout d’abord, la relation éthique à la nature et à l’environnement proche, ces environnements du quotidien dont dépend la qualité du cadre de vie. Il y a la relation à une nature lointaine, rendue proche, parfois, par le jeu des médias. Un sentiment de honte ou de culpabilité à ne pas s’en occuper, à ne pas la prendre en considération, joue un rôle dans l’idée de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Il invite à prendre en considération les êtres vivants et les environnements présents considérés fragiles. Cette fragilité donne un caractère d’obligation à la préservation écologique. La Terre étant un écosystème, nous sommes liés. Les êtres fragiles peuvent être nécessaires aux êtres moins fragiles. Une telle mise en scène rend visible une chaîne d’être vivants, d’éléments naturels, de fonctionnements écosystémiques, bien difficile à modéliser. Les entités naturelles sont concernées dans leurs rapports historiques aux êtres humains. Cette invisible chaîne au caractère d’obligation ne peut donner lieu à un contrat êtres humains-éléments naturels. En effet, avec qui contracter, et s’agit-il vraiment d’un contrat qu’une des parties pourrait briser ? Ce n’est pas, non plus, une obligation morale au sens strict. La cohabitation planétaire avec toutes sortes d’entités suppose de redéfinir ce qui nous lie. L’éthique du « care », courant de réflexion qui promeut le soin donné aux « fragiles » notamment, associée à l’éthique de l’environnement, permet de penser cette nouvelle relation. L’éthique du « care » facilite la mise au point d’une éthique de la solidarité des corps, proches ou lointains. Elle nous fait voir que ce soin donné aux vivants est obligatoire du fait d’être(s) vivant(s). Les éléments sont nombreux dans cette direction. Par exemple, êtres humains et biodiversité doivent trouver la bonne distance, via la mise en place d’aménagements. C’est le cas des « trames vertes » ou réseau d’espaces verts connectés écologiquement. Cette cohabitation devrait associer toutes sortes de natures vivantes. Aussi, les formes de l’environnement sont associées à des valeurs. On ne peut juger la beauté de l’éléphant sans avoir à imaginer sa préservation et non sans mettre en évidence les arguments éthiques qui justifient une modification des comportements à son égard. Cependant, cette obligation justifiée par la beauté de l’éléphant ne paraît plus si vraie pour d’autres espèces animales, par exemple, le cafard. Comment s’opèrent ces sélections, ces choix environnementaux, plus ou moins conscients, et profondément enracinés dans des cultures données ? C’est ainsi que la mise en forme des environnements traduit des valeurs et, notamment, des rapports nature/culture (Descola, 2005). Comment se tisse ce rapport des formes et des valeurs ?

Les différentes conceptions de l’éthique environnementale veulent mettre en cause la neutralité axiologique de la nature, qualifiée de ressource, et définie sur le mode instrumental, et l’exceptionnalité de l’espèce humaine (Schaeffer, 2007) : la nature, les êtres vivants n’auraient pas de valeur en eux-mêmes, sinon en rapport avec les besoins humains. Les philosophes de l’éthique environnementale souhaitent reformuler l’anthropocentrisme moral, plus ou moins radicalement, suivant le décentrement opéré. Une question déterminante est le type d’entités susceptible de porter la valeur, des organismes biologiques à l’écosystème. Des positions variées du biocentrisme à l’écocentrisme structurent le débat. Philippe Descola, auteur, en 2005, de Par-delà nature et culture, critique l’éthique environnementale en ces termes : selon lui, ces philosophies environnementales reproduisent la coupure nature/culture propre à l’ontologie naturaliste qu’il distingue parmi d’autres ontologies. Si les propositions en matière d’éthique environnementale qui accordent une valeur intrinsèque à la nature ont tendance à renforcer la différence ontologique de la nature et des êtres humains, c’est que les travaux dont elles s’inspirent qui font de l’homme un pur organe, le cerveau, le privent d’esprit ; ceux qui donnent langage et culture aux animaux concernent uniquement quelques espèces animales. Et que deviennent les autres éléments de nature qu’ils soient biotiques et/ou abiotiques ? Du côté des droits de la nature, « les éthiques holistes paraissent plus proches de l’animisme car elles mettent l’accent non pas sur des individus ou des espèces dotées de propriétés particulières, mais sur la nécessité de préserver le bien commun en ne bouleversant pas de manière inconsidérée les relations d’interdépendance qui unissent toutes les composantes organiques et inorganiques de l’environnement. » (p. 273) Cependant, l’intelligence des interactions nature/société, homme/animal exige un bon gestionnaire ou un scientifique avisé (essentiellement pensé comme masculin). Pour P. Descola, ces développements théoriques prennent le parti d’un naturalisme sans intériorité, soit que l’éthique se cale sur la science pour justifier de principes de protection, soit qu’elle attribue une conscience, mais somme toute limitée, à certaines espèces animales ; cette philosophie étend le champ de l’humain plutôt que de départiculariser celui de la nature. De manière générale, l’éthique environnementale qui s’est développée aux États-Unis, en Australie, en Allemagne et dans les pays scandinaves a reçu un accueil mitigé en France, où l’on assimile ces courants académiques à une tentative « libérale » ou « réactionnaire » de saper les universaux issus des Lumières et les droits imprescriptibles de la personne humaine (alors que certains courants de l’éthique environnementale accordent des droits à la nature la dotant de valeur intrinsèque). Ce rejet n’est pas définitif d’autant plus que les travaux issus de ces traditions sont désormais mieux connus et accessibles en français.
Depuis, l’éthique environnementale a croisé la route de l’éthique du care (Laugier (Ed.), 2011). Une éthique du « care » promeut l’engagement envers le proche. Elle n’est pas une éthique de justice telle qu’elle est couramment admise. Par exemple, Carol Gilligan citée par B. Ambroise (in Paperman, Laugier, 2005, p. 264) identifie « trois caractéristiques fondamentales différenciant l’éthique du care de l’éthique de la justice. Premièrement l’éthique du care s’articule autour de concepts moraux différents de l’éthique de la justice universaliste, à savoir : la responsabilité et les liens humains plutôt que le droit et les règles. Deuxièmement, cette forme de morale est liée à des circonstances concrètes et n’est pas formelle et abstraite. Troisièmement, cette forme de morale est mieux exprimée, non pas comme un ensemble de principes et de règles, mais comme une activité et une pratique, “l’activité de soin”. Ainsi, selon la “voix différente” de C. Gilligan, la morale n’est pas fondée sur des principes abstraits et universels, mais dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux que les gens ordinaires rencontrent dans la vie de tous les jours. »

Critique de l’éthique environnementale (selon C. Larrère, cette dernière est essentiellement masculine et une éthique écoféministe privilégierait un rapport ordinaire à l’environnement, axé sur les fonctions de reproduction) l’éthique du « care » concerne l’environnement, en particulier les activités réservées à la prise en charge des environnements ordinaires. L’éthique du « care » ne s’apprécie pas de manière conséquentialiste (à partir des conséquences), ou de manière déontologique (à partir d’une norme surplombante de comportements). L’éthique du « care » requiert des pratiques contextualisées, dessinant des façons d’être, des styles de vie. L’éthique s’apprécie de façon circonstanciée, et non en surplomb, abstraitement. Le mode d’examen de ces éthiques pratiques passe par l’observation critique et pragmatiste du rapport à l’environnement. Il conduit à valoriser les situations elles-mêmes plutôt que leur résultat. La transformation d’une rivière par des opérations collectives d’entretien apprend aux gens à se soucier de l’environnement et à coordonner les gestes mis en œuvre pour le sauvegarder etc. Évaluer une action à sa seule finalité présumée, par exemple le nettoyage d’une rivière, revient à la réduire à l’objectif affiché. L’action a forcément sa dynamique, sa valeur propre.

Cependant, le rapport à l’environnement ne se limite pas en une politique du « care ». La Terre n’est pas sans puissance propre. Les termes de nature et de phusis renvoient au caractère imprévisible du vivant. Les modes de résiliences et les cycles naturels sont aujourd’hui encore largement inconnus. Enfin, il ne s’agit pas d’un soin accordé librement ; le soin accordé aux environnements naturels et construits possède un caractère d’obligation lié d’être conjointement le produit d’une longue histoire entre êtres humains et autres êtres vivants. La solidarité des êtres vivants est, à l’heure actuelle, un patrimoine commun à l’ensemble des nations (Schaeffer, 2007). Ainsi l’animal domestique nous produit-il aussi bien que nous le produisons. De nombreuses espèces sont compagnes (Haraway, 2003). La force de ces arguments est de mettre en scène des solidarités et des interdépendances donnant valeur de nécessités aux comportements éthiques à l’égard des environnements naturels et construits. Nous apprécierons ainsi plus facilement l’intérêt d’un renouveau des éthiques à l’égard du vivant.
S’inspirant donc d’une éthique du « care » et d’une éthique environnementale, ma réflexion propose les prémisses d’une éthique et d’une esthétique des interdépendances, des solidarités. Elle accorde une place particulière au soin accordé à la nature, mais valorise surtout la reconnaissance d’une co-appartenance des êtres vivants, notamment géographique. Il s’agit de mettre en valeur les relations avec les environnements naturels et construits qui participent des éléments d’une co-habitation et d’une co-adaptation réussie (Larrère, 2011 ; Ostrom, 2010). Une telle réflexion s’appuie notamment sur une vision écosystémique de l’environnement. Cette éthique en situation fait sienne la reconnaissance de soi et des autres dans et par l’environnement. Les êtres humains cohabitent et se co-construisent avec les éléments de leur environnement qu’ils qualifient à ce titre et qui les qualifient en retour. Ce mécanisme passe notamment par des aspects esthétiques, paysagers et narratifs (Honneth, 2007). Cette dynamique de cohabitation engage les individus dans des situations, les oblige même à des réponses « vives » empathiques (Rifkin, 2009). En ce sens, quelle place ont les rapports des habitants à l’environnement ? Quelle importance ont les formes paysagères, narratives, ambiantales ? Quelles valeurs ont les formes de l’engagement ? Notre hypothèse est donc bien que les valeurs (définies) sont perceptibles, concrètes. Il s’agit de donner forme à l’environnement, de le mettre en adéquation avec une sensibilité et de représenter l’environnement concerné par ces valeurs. La formule pourrait être alors : « prends en considération les attachements », reconnaissant ainsi les continuités du « vivant » présentes dans le temps et dans l’espace, comme des principes nécessaires et préalables à l’énonciation d’une justice.

Des terrains variés
Nos premiers exemples s’appuient sur les rapports des citadins aux animaux et aux plantes, et sur la manière dont ces éléments du vivant prennent place dans nos vies. Ils concernent, ensuite, des travaux d’artistes inspirés par l’environnement aussi bien que des environnements bâtis selon des principes esthétiques permettant d’imaginer un monde différent. Ce qui semble important ici est de montrer les rapports entre la contrainte que représente l’environnement et la liberté d’imaginer et de représenter. Des polarités éthico-esthétiques se dessinent à partir de ces exemples : le rapport à l’animal de compagnie met en évidence un anthropomorphisme (ce qu’on me fait à moi est égal à ce qu’on fait à l’animal). Deuxièmement, il est pris soin de l’environnement (pratiques de remédiation, de restauration, de renaturation, etc.) au titre de notre nature d’êtres vivants (reliés à l’environnement). Troisièmement, l’environnement est représenté comme un grand « autre », un mécanisme à observer dont il convient de préserver l’altérité.

L’attachement
Un premier exemple sera l’attachement à l’animal de compagnie. Il existe un sentiment d’identification qui conduit à privilégier un mode de prise en charge de l’animal. Les valeurs défendues, alors, celle d’une nature de l’animal, d’un respect à l’égard de ses qualités propres d’être vivant actent son autonomie. De nombreuses personnes prêtent aux animaux des intentions, une intériorité. Cette remarque concerne particulièrement les chats et dépend des fictions narratives construites autour de l’animal, comme le montre ce propos d’une habitante du Ve arrondissement de Paris : « Les chats, j’en ai toujours eu dans ma famille : ma mère qui devait être une dame assez rigolote – ça remonte à la guerre de 1914, ma mère était née en 1908 – avait fait des cartes de visite pour son chat. C’était en ville, elle habitait une petite villa dans le xvie arrondissement où il y avait des maisons individuelles à l’époque, près du Trocadéro. Elle avait un chat et j’ai été élevée avec les chats. Quand je me suis mariée, je n’en ai pas eu tout de suite, je travaillais et mon mari n’était jamais là, il voyageait beaucoup, beaucoup, et puis j’ai une tante qui adorait les chats qui en avait douze et des perroquets dans une immense pièce […] Alors, j’ai été chercher une petite compagne à la SPA. Ils m’ont dit : “Prenez celle-ci, elle a déjà eu le typhus, elle a survécu, ne prenez pas les autres, il y a une espèce de typhus rampant, donc il y a un risque pour vos chats si vous en avez d’autres.” Elle n’était pas en très bon état, elle était un peu misérable : mais à la limite, plus c’est moche, plus je les aime… »

De nombreux citadins se relient également aux éléments vivants non domestiqués sur le mode anthropomorphique. La nature éprouve des sensations : « les abeilles se sentent mieux en ville, en ce moment. » (F., Strasbourg, quartiers centraux, environnementaliste). Les animaux deviennent rusés et stratèges ; un Parisien, évoquant le pigeonnier contraceptif, dit qu’à « Notre-Dame il n’y en a pas besoin puisqu’il y a les faucons, ils [les pigeons] font moins les malins ». Une Parisienne aimant les animaux est déçue par l’île de la Réunion, « parce qu’en fait les animaux là-bas sont très très mal traités ». Dans ce monde, la nature n’est pas entachée par le mal. Les animaux deviennent doués de bonté : F. (Paris, quartiers centraux, non-environnementaliste) : « un chien, ce n’est qu’amour ; ça te regarde, tu fonds […]. Un animal, ce n’est que de l’amour ; il n’y a pas de conflits. » L’être humain lui se voit souillé par le mal : F. (Paris, quartiers centraux, non-environnementaliste) : « J’ai pas mal de copines, mais je préfère voir leurs animaux. »

C’est ainsi que se construit un attachement sur le mode de la reconnaissance d’une sensibilité commune aux êtres humains et aux êtres vivants, même dotés de corps différents. Cette identification donne les clés d’une reconnaissance éthique de ce qui est proche, familier. Cet engagement peut être qualifié de communautaire. Il met en valeur la protection d’une « famille » lato sensu.

La reconnaissance
de la mutualité du soin
Un deuxième exemple, très différent, concerne la valeur « sensible » accordée à la nature qui permet de prendre soin de personnes atteintes de maladies. Il ne s’agit pas de s’identifier, mais de prêter à la nature des vertus imaginées, ou réelles, qui rendent sa fréquentation, et la relation établie avec elle, nécessaire, voire providentielle, comme le montre l’exemple. À ce titre, l’expérience du Centre Hospitalier Universitaire de Nancy est extrêmement intéressante. Créés en 2008 par le Centre Hospitalier universitaire de Nancy à l’intention des malades d’Alzheimer, les « jardins thérapeutiques » procèdent dans une logique d’hortithérapie. Le jardin, appelé « art, mémoire et vie », réunit dans un espace tout ce qui stimule et sollicite les mécanismes cognitifs des patients atteints de la maladie d’Alzheimer à travers quatre thématiques fortes : l’air, la terre, l’eau et le feu. Les sens des patients sont ainsi mobilisés : la vue par les coloris, les paysages créés ; l’ouïe par le son des fontaines et de mobiles sonores ; le toucher par les végétaux ; l’odorat, par les parfums et senteurs des plantations. Mémoire, langage et émotion puiseront dans la succession des saisons et les échanges avec les accompagnants. La circulation dans le jardin offre également un cadre spatial et temporel, et c’est un lieu d’ouverture puisqu’il est dehors et ouvert aux visiteurs. Le jardin se constitue comme un lieu de médiation.

Le dernier exemple est tiré du travail de Mel Chin, artiste américain qui met en exergue un rapport de remédiation environnementale (Blanc, Ramos, 2010). Élaboré entre 1990 et 1993 en collaboration avec le scientifique Rufus Chaney sur le site pollué de St. Paul, Minnesota, le premier Revival Field de Mel Chin, Revival Field I. Pig’s Eye Landfill, est un champ de phytoremédiation formellement circonscrit en un cercle inscrit dans un carré traversé par deux diagonales, planté pour trois saisons, évoquant l’idée que la terre est une cible de régénération. Étant donné que la phytoremédiation est supposée devenir une entreprise hautement rentable, les différents Revival Fields ont été des succès ; ils ont permis de récolter des données et d’éveiller les consciences à l’intérêt des plantes hyper-accumulatrices. Cependant, dès l’origine, s’est posée la question du statut d’une telle pratique : le National Endowment for the Arts n’a pas poursuivi son financement au-delà de la première proposition de Chin, estimant qu’il ne s’agissait pas d’art. L’artiste a plaidé en comparant le processus d’absorption de métaux lourds par les plantes à celui de la gravure où l’acide creuse la plaque de métal. Pour Chin, ce projet peut aussi s’apparenter à une sculpture avec des matériaux qui n’ont jusqu’ici jamais été expérimentés (biochimie et agriculture).

Ces exemples mettent en évidence une relation forte avec des éléments du vivant, relation qui s’apparente à du soin pour soi. Reconnaître l’élément du vivant tel qu’il est équivaut à se reconnaître soi. Cette reconnaissance accompagne aussi un mécanisme de prise en charge ; d’un animal, d’une mère et de patients. Identifier la part souffrante d’éléments du vivant, humains ou non-humains, peut conduire à vouloir les prendre en charge, et à vouloir les guérir.

Une nature indépendante
Une dernière version des liens aux environnements naturels et construits naît de la représentation d’une nature qui n’a rien à voir avec les êtres humains. Elle est autosuffisante. Elle s’impose par son caractère lointain au destin qui se déroule en parallèle de celui de l’être humain. Peut-être les climato-sceptiques rendent-ils compte par leurs comportements d’une semblable vision de la nature. Pour les trames vertes, des individus évoquent la nature dans des termes également plus distanciés. Dans ces discours, les plantes et les animaux sont des éléments ayant une matérialité et un destin différencié. Ils se développent sans l’être humain. C’est alors le « grand Autre » : H. (Strasbourg, quartiers péri-centraux, environnementaliste), la nature, « c’est quand même des arbres spontanés qui s’installent tout seuls. » F. (Strasbourg, quartiers péri-centraux, environnementaliste) : la nature renvoie à « une petite fleur qui ne doit pas son existence à l’homme ». La faune et la flore ont leur biologie propre qu’il s’agit de comprendre et de décrire. Lors de promenade un Marseillais décrit à ses enfants les espèces qu’il voit, « il y a le pin, la garrigue, toutes les espèces qu’il y a dans la garrigue, le thym, le romarin ». F. (Strasbourg, quartiers centraux, environnementaliste) à propos des continuités naturelles : « ce sont des espaces dont l’homme n’a pas besoin de s’occuper ». Dans ces échanges, la survie de ces entités repose sur une cause éthique détachée dans un premier temps du destin de l’humanité. Il faut sauver la faune et la flore pour elle-même. L’esthétique de la nature est gratuite, et c’est cette gratuité qui fait sa grandeur. La nature n’est pas présente pour l’humanité, elle est consubstantielle au monde. H. (Marseille, quartiers péri-centraux, environnementaliste) : « pour Marseille, c’est justement le fait que tous ces massifs qu’il y a autour soient reliés, et ils devraient fractionner ce nouveau système […] Par exemple, l’autoroute, ça bloque… c’est bon, mais pour l’aménagement ultérieur, il faut réfléchir à ne pas morceler justement ces écosystèmes et à garder des continuités de manière à ce que les populations puissent… d’oiseaux, d’animaux… elles aient un espace assez grand pour vivre, plutôt que de se retrouver sur des îlots… »

Cette vision de la nature accompagne un esprit de système. L’être humain serait en quelque sorte l’horloger, voire le tyran, de cette délicate mécanique. Les œuvres de l’Atelier Van Lieshout montrent ainsi des écocycles fermés comme des fictions totalitaires. Cela est notamment le cas des propositions de structures urbaines en circuit fermé de Slave City (2005-) ou de The Technocrat (2003-). Le projet Technocrate insiste par exemple sur la question du recyclage, rendu absurde par sa réduction aux déchets corporels. « Dans ce système, l’humain citoyen est le rouage biologique qui produit assez de matière première pour produire le biogaz non seulement utilisé pour faire cuire l’alimentation, mais pour obtenir l’alcool capable d’assurer le bon fonctionnement des gens ». La Total Faecal Solution (Solution fécale totale) prévoit une surveillance vidéo contrôlant l’usage distinct des toilettes à merde ou à pisse destinées à être recyclées. Ce faisant, précise AVL, « la sympathique écologie frise le voyeurisme ». L’Alcoholator permet en contrepartie la production de 1 800 litres d’alcool à 40 degrés distribué trois fois par jour aux habitants pour leur bien-être.

Ces environnements témoignent d’une autonomie écosystémique, par le recyclage, et tendent un miroir au monde qui a abandonné « tout concept moral » au profit d’un rationalisme pur et d’un calcul utilitaire, explique l’artiste. Cette vision d’une régulation de la « maison commune » peut virer au cauchemar éthique ; la justification de l’obligation provoquant une tyrannie sociale et politique.

Ces exemples montrent la force des attachements et des environnements ordinaires, la valeur de l’utopie artistique, du modèle symbolique, en termes d’éco-invention. Peut-on maintenant, essayer de généraliser ou d’appréhender ces observations sur un mode plus théorique ? Faisons-le en réfléchissant aux modes de valorisation de l’environnement.
Efforts de généralisation
Il apparaît que formes et valeurs opèrent d’un même élan solidaire. Les artistes racontent la manière dont leur travail formel se justifie en rapport avec l’environnement social et écologique. Les formes constituent une action et une réaction à l’égard de l’environnement vécu. En ce sens, la mise en forme de ces environnements artistiques peut aider à comprendre ce que, par ailleurs, les créativités environnementales ordinaires mettent en œuvre.

Prenons un peu de distance. Qu’est-ce une valeur ? Dans la littérature, le terme de valeur a des acceptions variées et est souvent contesté. Kumar and Kumar (2008, p. 809) propose une compilation des sens donnés au mot valeur, adapté de Gilipin (2000) (cité dans Spangenberg et Settele, 2010, p. 328). Les valeurs décrites (valeurs marchandes, valeurs intrinsèques, valeurs d’existence, valeurs d’échanges, valeurs écosystémiques ou écologiques, etc.) sont essentiellement des valeurs environnementales.

Les exemples présentés ci-dessus à titre d’illustrations permettent d’adopter une perspective plus générale et voir quels sont les principes et, éventuellement, les soucis qui guident les gens dans leurs attachements (solidarité, justice ou justesse, beauté) et les valeurs qu’ils reconnaissent aux éléments de l’environnement auxquels ils s’attachent.

On peut dire que l’utilisation du mot valeur renvoie au caractère d’un élément naturel ou construit. C’est l’humanité et la dignité que vous leur reconnaissez. Pour être reconnue en tant que telle, cette valeur doit être explicitement et publiquement valorisée.

Quelles sont, dès lors, les valeurs, qui justifient que vous preniez soin de cette chose, élément du vivant ou personne ? Ce peut être aussi des valeurs qui se dégagent dans le cours de l’action ou qui s’inscrivent dans le cadre d’une culture donnée qui renvoie éventuellement à des aspects esthétiques, de qualité environnementale, de co-appartenance, de survie, etc. Il existe également une valeur financière, qui consiste à apposer un prix sur une personne ou une chose qui reflète la valeur accordée sur un marché basé sur une relation entre la demande et l’offre (Sagoff, 2008). L’idée de valeur va bien plus loin, cependant, que la question de l’utilisation pour le bénéfice ou l’utilité d’une chose, d’une personne, ou d’éléments du vivant. L’argent est l’expression d’une valeur, mais toutes les valeurs ne peuvent s’exprimer en termes monétaires ou financiers, loin de là.

Reconnaître ces valeurs, et leur donner une importance suffisante pour en faire des leviers de transformation riche de l’environnement, peut être un objectif. Listons d’abord les différents modes identifiés d’attachement à l’environnement. Il y a une valorisation possible de l’environnement en termes d’identité, qui passe par une reconnaissance de soi dans l’environnement, et un plaisir manifeste associé à la vision de ces éléments de l’environnement. Il y a, deuxièmement, la question du soin, de l’attention portée à l’environnement, qui prend en considération le sentiment de compassion à l’égard d’organismes vivants par exemple, et comporte une prise en charge de ces éléments de l’environnement. Enfin, il y a la reconnaissance du « grand Autre » que représente la nature, qui va de pair avec une prise en considération de ses formes, et s’accompagne, le plus souvent, d’une observation, admiration ou contemplation. Ces éléments de réflexion ont pour objectif de donner les bases d’une conception originale de la valorisation environnementale dans la perspective d’un nouveau dialogue nature/culture. La perspective esthétique repose sur les rapports entre formes et valeurs, entre objectivité et subjectivité.

En somme, les exemples ci-dessus, qui montrent que les personnes accordent un pouvoir d’agir (une « agentivité » Gell, 1998 ; Blanc, 2012) à l’environnement, valorisent également le fait que les environnements naturels et construits, les éléments du vivant qui y concourent, ont une dimension constitutive pour les individus et les collectifs concernés. Il s’agit alors d’interagentivité. Dès lors, quelques remarques s’imposent.
La pauvreté environnementale des êtres est source d’amoindrissement à tous niveaux et de privation de droits fondamentaux (cf. les mobilisations en faveur d’une « justice environnementale ») ; prendre soin des environnements est donc prendre soin des êtres qui s’y trouvent, humains et non-humains, biotiques et abiotiques, dans leurs interdépendances.
La prise en considération de l’environnement, en tant que source de valeurs, revient à inclure l’ensemble des liens (« meaningful links », Holland, 2011) qui rattachent à l’environnement au-delà de la qualification de la nature comme ressource.
Ces liens rendent capables les gens ; ce sont les « capabilities » (Sen, 2010 ; Nussbaum, 2011) ; la richesse de ces liens augmente les choix de vie possibles.
Dans une situation d’incertitude, notamment en termes écologiques (et écosystémiques), préserver ces attachements peut être considéré comme relevant d’un principe de justice et oblige à prendre en charge milieux et personnes dans leurs imbrications.

L’idée d’un environnement, d’une ressource gérée en bien commun, est que l’environnement contribue à la reconnaissance de chacun et à la constitution du collectif ; c’est un principe de co-construction d’autant plus important que nos rapports aux éléments vivants, on le verra, ne sont pas tant affaire de distinctions biologiques, ordonnées suivant des catégories, mais de pratiques participant de l’apprentissage de ce que signifie être humain ou animal et les valeurs qui leur sont prêtées.

Conclusion
Prendre en charge la problématique environnementale en tant que source de valeurs est prendre en considération l’ensemble des liens qui y rattachent au-delà de la qualification de la nature comme ressource. De quelle manière les liens identifiés dans le cadre de nos débats parviennent-ils à justifier d’une augmentation des richesses possibles pour les personnes concernées ? Cependant, que ce soit de récents travaux sur les trames vertes ou des installations artistiques telles celles de l’Atelier Van Lieshout, ces récents développements montrent de sérieuses ambiguïtés. L’une d’elles, et non des moindres, est que faire corps avec la nature, c’est aussi se faire violence, c’est-à-dire que tout geste actif à son encontre suppose un dommage symbolique.

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